Touria, un projet pour anticiper les flux touristiques en Suisse
Un projet développé en Suisse qui veut utiliser des données locales (météo, mobilité...) et l'intelligence artificielle pour aider concrètement les territoires à anticiper et optimiser.

En Suisse, le professeur Roland Schegg (HES-SO Valais), en collaboration avec le professeur Emanuele Mele, assure le soutien scientifique du projet Touria, un projet de cockpit prédictif pensé pour aider les territoires à mieux anticiper les flux touristiques. J’ai eu l’occasion d’échanger avec lui pour mieux comprendre les coulisses et les ambitions de ce projet.
Et si les destinations touristiques pouvaient anticiper les pics de fréquentation, ajuster les équipes d’accueil avant même qu’un afflux n’arrive ou optimiser leurs campagnes marketing en fonction des données locales ?
C’est ce que propose le projet Touria : un cockpit prédictif développé en Suisse, capable de croiser des données météo, web, mobilité, réservation ou encore consommation d’eau… pour aider les territoires à mieux piloter leurs ressources et leurs décisions.
Mais ici, pas question de chatbots ou de grands modèles de langage. L’approche est locale, pragmatique et co-construite avec les offices de tourisme, le prestataire de business intelligence Calyps et le partenaire académique HES-SO Valais. Un projet soutenu par la Confédération suisse via le programme Innotour, testé actuellement dans 4 destinations pilotes, et qui pourrait bien devenir un modèle inspirant à l’échelle européenne.
J’ai eu le plaisir d’échanger avec Roland Schegg, chercheur à la HES-SO Valais, pour comprendre les coulisses, les ambitions et l’approche pragmatique derrière ce cockpit IA pensé non pas pour épater mais bien pour être utile.
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Nicolas : Roland, vous parlez de “cockpit prédictif” pour décrire Touria mais concrètement, de quoi s’agit-il ?
Roland Schegg : Touria est un projet de business intelligence enrichi par l’IA. Il vise à développer des tableaux de bord qui agrègent différentes sources de données afin d'aider les destinations à mieux comprendre et anticiper les flux touristiques. L’idée, c’est de fournir un outil d’aide à la décision, à la fois visuel et exploitable sur le terrain.
On s’inspire d’un modèle déjà testé dans le domaine de la santé par le prestataire technologique Calyps. En Suisse, certains hôpitaux utilisent ce type de cockpit pour anticiper les afflux aux urgences, avec des taux de fiabilité de l’ordre de 95 %. On essaie d’adapter cette approche au secteur touristique, en tenant compte de ses spécificités.
Quel a été le point de départ de ce projet ?
C’est un ancien collègue travaillant dans le marketing d’une remontée mécanique qui m’a contacté. On s’est dit qu’il y avait un potentiel énorme à mieux exploiter les données déjà présentes dans les entreprises touristiques, souvent enfermées dans des silos.
L’idée était de s’inspirer de ce qu’avait développé l’entreprise CALYPS dans les hôpitaux pour le transposer au tourisme. Après une première initiative non aboutie avec les remontées mécaniques, les échanges menés avec les offices de tourisme ont suscité un retour plus positif.
Et aujourd’hui, vous en êtes où exactement dans ce projet ?
On a démarré des ateliers de travail avec les offices de tourisme pour cartographier les données existantes, identifier les besoins et les cas d’usage prioritaires.
L’approche est vraiment collaborative. On vise le développement de prototypes adaptés à chaque destination.
Les données sont centrales pour un projet de ce type. Quelles sont celles que vous utilisez pour nourrir ce cockpit ?
On travaille avec des données très variées. Il y a d’abord les sources classiques, comme la météo ou les nuitées hôtelières, qui donnent une base de lecture historique. A cela peuvent s’ajouter des données de fréquentation issues de capteurs routiers ou de téléphonie mobile, notamment via Swisscom en Suisse. On regarde aussi des facteurs économiques comme le taux de change, qui peut avoir une influence directe sur l’attractivité de la Suisse par rapport à d’autres destinations.
Dans certaines régions de montagne, plus confinées, on peut aussi utiliser des indicateurs indirects comme la consommation d’eau ou d’électricité, qui donnent des signaux intéressants sur la fréquentation touristique d’une destination. Enfin, on réfléchit à intégrer des données web, comme les fréquentations des sites des destinations ou les recherches Google selon les marchés émetteurs, ainsi que des données de réservation prévisionnelle.
L’enjeu, c’est de croiser toutes ces sources, en tenant compte de leurs biais, pour construire une vision la plus fine et la plus fiable possible.

Quels sont les territoires d’expérimentation de ce projet ?
On travaille avec 4 régions pilotes très différentes : Verbier, Crans-Montana, Vevey–Montreux et Jura Trois-Lacs. Ce sont des destinations de montagne, régionales, urbaines ou lacustres. L’idée est de tester dans des contextes variés pour comprendre ce qui fonctionne… et ce qui fonctionne moins bien.
Et quels types de cas d’usage êtes-vous en train d’explorer avec eux ?
On réfléchit à plusieurs types d’applications en lien avec les besoins concrets des territoires. Cela peut concerner l’optimisation des campagnes marketing, la planification des événements, ou encore l’anticipation des flux de visiteurs vers les stations en fonction de la météo. On envisage aussi des usages liés à la prévision de la consommation de ressources ou à l’ajustement du personnel d’accueil sur le terrain.
Mais tout cela reste à tester. C’est justement l’objet du projet, voir ce qui fonctionne, ce qui manque, et éventuellement ce qu’il faut simplifier. Il faudra peut-être compléter certaines données ou en écarter d’autres qui s’avéreraient peu utiles.

Le projet est encore à ses débuts mais quelles sont les difficultés que vous avez déjà rencontrées ?
A ce stade, on commence à identifier plusieurs types de difficultés, certaines très concrètes, d’autres plus structurelles.
Le tourisme est un secteur complexe, influencé par de nombreux facteurs. Et chaque territoire a ses spécificités, ses partenaires, ses données disponibles… Il n’existe pas de solution unique, ce qui complique forcément la mise en œuvre.
Dans le tourisme, l’IA suscite beaucoup d’intérêt, mais il arrive qu’on déploie des outils sans véritable stratégie derrière. Avec Touria, on essaie d’ancrer les choses dans des usages précis, construits avec les acteurs locaux.
Et surtout, un bon cockpit, c’est bien… mais il faut que les gens sur le terrain puissent vraiment s’en servir. C’est un défi en soi.
Et du côté de la gouvernance, qui va gérer la donnée et où ira-t-elle ?
Ce sont les offices de tourisme ensemble avec Calyps qui doivent piloter cette logique de dashboard. On travaille avec des données agrégées, non personnelles, qui restent dans un environnement suisse. Pas de cloud américain ni de transfert externe.
CALYPS (une entreprise suisse spécialisée dans la modélisation de données, l’analyse prédictive et le développement de tableaux de bord intelligents) utilise ses propres algorithmes, et des outils comme Qlik Sense pour la visualisation. On met vraiment l’accent sur la maîtrise locale et la transparence.

Dans le paysage actuel, l’IA est souvent associée aux grands modèles génératifs comme ChatGPT ou Mistral. Touria reposera sur une toute autre approche. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces choix technologiques ?
A ma connaissance, Touria ne s’appuiera effectivement pas sur ce type de technologie. On n’est pas dans une logique d’IA générative ni de grands modèles de langage. CALYPS, le partenaire technique, développe ses propres algorithmes de machine learning depuis plusieurs années. Ce sont des approches plus classiques, centrées sur l’analyse de données structurées, avec des modèles entraînés à partir d’historiques pour produire des prévisions.
Je ne crois pas qu’il y ait d’usage prévu de LLM dans ce projet, en tout cas pas à ce stade. L’objectif est vraiment de travailler sur des flux de données concrets, sur la base d’indicateurs locaux, pour aider les territoires à piloter plus finement.
Et même si l’impact environnemental n’est pas le sujet central, le fait de rester sur une solution locale, sans cloud, va clairement dans le sens d’une approche plus sobre.
Et concrètement, quel est le calendrier pour la suite du projet ?
Après l’été, on prévoit de livrer un premier concept, une vision pour chaque territoire. Ensuite, on développera un pilote d’ici fin 2025. Et à la fin de 2026, on diffusera les résultats du projet sous forme de rapports ou d’articles.
C’est un projet soutenu par la Confédération suisse via Innotour (dispositif public de soutien à l’innovation touristique), avec aussi une contribution directe de l’industrie touristique. Il y a une volonté claire que les résultats puissent bénéficier à d’autres régions, on parle d’effet multiplicateur.
Vous observez depuis plusieurs années l’évolution des usages de l’IA dans l’hôtellerie, notamment via une enquête européenne publiée en 2023. Quels sont, selon vous, les usages qui s’installent vraiment aujourd’hui dans ce secteur ?
L’hôtellerie a déjà embarqué l’IA depuis un certain moment, sans forcément se rendre compte, notamment avec l’analyse sémantique des commentaires clients. Des outils comme TrustYou, Revinate ou Customer Alliance sont largement utilisés. Ils intègrent du machine learning depuis 15 ans.
On voit aussi des usages autour de la traduction, surtout en Suisse, où le multilinguisme est un vrai sujet. Et bien sûr, les LLM et chatbots commencent à être utilisés, surtout pour la génération de contenu, avec parfois un retour sur investissement rapide.
En revanche, si les équipes maîtrisent globalement les bases nécessaires à l’utilisation de ces outils, il reste des questions importantes sur la gouvernance des données, la transparence des traitements, ou encore la stratégie globale autour de l’IA.
Avec votre recul, comment percevez-vous aujourd’hui l’usage de l’IA dans le secteur du tourisme ?
L’IA est déjà présente depuis longtemps, notamment via l’analyse sémantique dans l’hôtellerie, ou les traductions automatiques.
Mais ce qu’on voit souvent, c’est un manque de vision stratégique. Beaucoup de décisions sont prises sous l’effet de mode. On installe des chatbots sans vraiment réfléchir à leur utilité. Ce n’est pas avec des gadgets qu’on construit un pilotage intelligent.
Il faut partir des vrais besoins, former les équipes, structurer les données. Et oser remettre en question ce qui ne sert pas.
Merci beaucoup à Roland Schegg pour cet échange et cet éclairage sur un projet à la fois concret, utile et profondément ancré dans le terrain. Je suivrai avec beaucoup d’intérêt les prochaines étapes… et je vous tiendrai au courant ici :)
✅ A retenir
- Touria est un projet de cockpit IA prédictif testé dans 4 destinations suisses
- Il s’appuie sur une agrégation intelligente de données locales et diversifiées
- Le projet est soutenu par la Confédération suisse via le programme Innotour et l’industrie touristique, avec un objectif de diffusion nationale et même européenne
- L’approche est centrée sur la co-construction, l’utilité terrain et une gouvernance maîtrisée
- L’enjeu n’est pas technologique mais stratégique : que veut-on piloter, pourquoi et pour qui ?
Le projet Touria en bref
TOURIA – Cockpit de pilotage pour le secteur touristique
- Objectif : développer un outil d’analyse et de prévision basé sur l’IA pour optimiser la gestion touristique locale
- Coordination : Calyps SA (technique),
- Soutien scientifique : HES-SO Valais-Wallis / Institut de tourisme
- Partenaires d’implémentation : Verbier Tourisme, Vevey-Montreux Tourisme, Jura Trois-Lacs, Crans-Montana
- Méthode : agrégation de données (météo, réservations, web, mobilité…), co-construction de cas d’usage, prototypage local et développement de modules prédictifs basés sur des algorithmes de machine learning
- Financement : CHF 350’000.– via un cofinancement public/privé dans le cadre du programme Innotour (Secrétariat d’État à l’économie – SECO)
- Durée : 2024–2026, avec diffusion des résultats prévue fin 2026
Plus d’infos : fiche officielle sur le site d’Innotour
Qui est Roland Schegg ?

Roland Schegg est professeur à la Haute école de gestion de la HES-SO Valais-Wallis depuis 2005, où il coordonne les recherches de l’Institut Tourisme. Entre 2000 et 2004, il a également enseigné à l’École hôtelière de Lausanne (EHL).
Il est titulaire d’un doctorat en sciences de l’Université de Genève, après une formation initiale à l’EPFZ (École polytechnique fédérale de Zurich).
Ses recherches portent principalement sur la transformation numérique du secteur du voyage et du tourisme. Il explore un large éventail de thématiques, allant de la distribution en ligne, l’évaluation comparative des sites web, les stratégies de médias sociaux et le marketing digital, jusqu’à l’intelligence artificielle, la blockchain, les indicateurs eService et les dynamiques d’adoption et de diffusion de l’innovation. Parallèlement, le Dr Schegg s’intéresse aux enjeux liés aux big data et à l’analytique, aux observatoires du tourisme, au développement durable ainsi qu’aux stratégies de gestion des destinations. L’ensemble de ses travaux vise à accompagner le secteur touristique vers des pratiques plus innovantes, performantes et durables.
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